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Pour l'amour d'une Canadienne



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Pour l'amour d'une canadienne

Le douanier m’a regardé bien en face. Ses yeux administratifs passaient des miens à mon passeport, dans un mouvement alternatif qui m’a fait penser à un essuie-glace balayant les gouttes de pluie sur un pare-brise, ou plutôt, en l’occurrence, la sueur de mon front. Il faut dire que l’aéroport de Montréal Pierre-Elliott- Trudeau était positivement surchauffé, en ce bel après-midi d’hiver.

Depuis quelques années, je commençais à bien connaître les lieux. Cela avait commencé par une visite de trois semaines en été, puis une autre en début d’automne, pour rencontrer, puis revoir, cette fille d’Ottawa avec qui je correspondais sur Internet depuis des années. Finalement, j’avais rempli tout un gros dossier de demande d’immigration et je m’étais libéré de tout, vendant ma maison, laissant ma voiture à mon fils, démissionnant à quarante-neuf ans d’un emploi fiable de fonctionnaire informaticien, avec vingt années d’ancienneté, qui m’aurait assuré une retraite et une sécurité sur tous les plans.

C’est un sentiment étrange qu’on éprouve, quand on tire une dernière fois la porte, qu’elle se referme sur sa vie passée, puis qu’on laisse choir les clés dans la fente de la boîte aux lettres qui ne nous appartient plus. Marcher dans la rue sans une seule clé sur soi, se surprendre à considérer le poids d’un homme et sa valeur au nombre de clés qui pendent à son trousseau, respirer la vie à pleins poumons, se redresser et partir, libre. Je me suis retrouvé à l’aéroport international de Bordeaux, France, à 4 h du matin, avec une valise de quarante kilos qui a été refusée à l’embarquement, le poids maximal par bagage étant de vingt-trois kilos. J’ai donc dû l’alléger immédiatement afin de pouvoir prendre mon vol pour le Canada, abandonnant sur place, dans un sac en plastique gracieusement et généreusement offert pour l’occasion, une bonne partie de ma vie française, que je pensais pourtant avoir déjà épurée à son maximum.

Arrivé à la douane canadienne, j’ai demandé un visa de six mois de vacances (le maximum possible), qui m’a été accordé. À la fin de ce temps, j’ai dû retourner en France quelques jours, puis je suis revenu, obtenant à nouveau six mois. Et bien évidement, j’ai dû encore repartir. Cette fois, j’étais prévenu : je ne pouvais pas attendre au Canada les résultats d’une demande d’immigration, qui pouvait prendre des années à être traitée. Cela ne se faisait pas, et il était d’usage d’attendre dans son pays d’origine que cela suive son cours. N’ayant plus aucun bien en France, j’ai donc ravalé ma fierté, et je suis rentré chez ma mère, le temps que ma demande soit acceptée.

Après tous ces va-et- vient sur l’Atlantique, bravant l’océan et les transports aériens, cette privation de l’amour de ma vie est vite devenue insupportable. Nos contacts virtuels quotidiens étaient très bons et même excellents, mais cela n’avait rien à voir avec une véritable présence, ce qui me laissait désespérément frustré. Et toujours cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes : ma demande de vivre au Canada en tant que travailleur qualifié serait-elle acceptée ?

Au bout de deux mois de patience, je n’en pouvais plus et j’ai repris l’avion, cette fois sans grand espoir d’obtenir un permis de séjour de six mois. J’ai donc décidé de solliciter humblement trente jours, tout en souhaitant ne pas attirer l’attention, ni être refoulé et rejeté manu militari dans l’Atlantique. C’est étonnant cette aptitude de l’être humain à se sentir coupable, même quand il est innocent. C’est vrai qu’en cherchant bien, on trouve toujours un petit quelque chose, un détail futile et inopiné, à se faire pardonner. J’en étais donc là, quand le douanier m’a fixé bien en face, son regard bureaucratique allant de mon visage à mon passeport dans un mouvement alternatif. Passablement déplaisant et insistant, il ne m’a pas vraiment mis à l’aise, mais a plutôt amplifié une très tangible sueur moite sur mon front. En me rendant mes papiers, il m’a indiqué, d’un ton sans appel, de bien vouloir me rendre aux bureaux de l’immigration et des douanes. En regardant du coin de l’œil s’éloigner la sortie vers le Canada et avec envie (voire une pointe de jalousie) ceux qui s’y engouffraient, je me suis dirigé, un rien inquiet, vers les guichets désignés, pour qu’un préposé puisse statuer sur ma demande de vacances. Je me voyais déjà dans le prochain avion pour la France, perdant par là même toute possibilité et espoir de revoir ma belle, pour quelques mois ou pour toujours. Nous avons échangé les salutations d’usage. De fonctionnaire à fonctionnaire, il n’y avait pas de raison de ne pas trouver un terrain d’entente, voire de partager une certaine fraternité consensuelle, du moins j’essayais de m’en convaincre. Il m’a immédiatement fait part de son étonnement face à ma requête d’un mois de séjour puis, après un silence, m’a demandé si je n’avais pas déjà fait une demande d’immigration. J’ai hésité une fraction de seconde sur la marche à suivre et opté pour une sincérité de bon aloi, en lui répondant : « Oui, j’ai fait un dossier... il y a déjà pas mal de temps. » Il a paru à nouveau surpris que je demande un mois, puisqu’il voyait là, sur son écran, que j’avais été accepté. Je lui ai demandé s’il en était bien sûr. Oui, il en était bien sûr, c’était écrit là, je devais avoir reçu les papiers en France, ou j’allais les recevoir : j’étais accepté en tant que résident permanent !

Yes ! Oui ! Yeah ! Je l’aurais embrassé de joie ! Mon âme virevoltait sur place, mes pensées dansaient, sautillantes d’excitation (et de soulagement). J’ai sauvé tant bien que mal les apparences en tentant de rester radieusement digne. Il m’a gratifié d’un « Bienvenue ! » tout canadien en me rendant mon passeport. Quel bonheur ! Tout en sourire, je l’ai quitté au firmament, sur un nuage, sans plus toucher terre. En quelques secondes, ma vie avait pris un nouveau sens et ma belle histoire d’amour, un avenir. J’étais devenu résident permanent du Canada, Franco-Ontarien originaire de France, plus tout à fait exclusivement français, pas encore véritablement canadien, mais qu’à cela ne tienne, c’était en bonne voie. Youpi ! Vive l’amour ! Vive la vie ! Et tant qu’à faire : vive la francophonie !

Le 19 décembre 2014, après quelques années de vie commune et dans le respect de la législation canadienne, nous nous sommes mariés.


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